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Le Web 2.0 et les profs

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Les possibilités offertes par le Web 2.0 ne sont pas nouvelles, et les pistes d’exploitation qui émergent datent parfois même d’avant Internet [[Jean Valérien, responsable du centre audiovisuel de l’ENS, en témoigne dans une interview à propos du développement des nouvelles technologies dans l’École des années 1960 : www.canal-u.tv.]] Cependant, la grande facilité d’utilisation des dernières applications favorise la massification et l’intensification de ces usages. Il n’est en particulier plus nécessaire d’être réunis à un endroit et à un moment donnés pour pouvoir travailler.

S’informer et se former
Les associations d’enseignants en ligne telles que Les Clionautes, WebLettres, Sésamath ou Docs pour Docs ont été le premier signe, dans notre profession, de l’émergence du Web 2.0. Pour la première fois, les collègues étaient mis en relation les uns avec les autres hors de toute hiérarchie et de toute décision institutionnelle : les listes de discussion disciplinaires ou transversales, les espaces d’échange et de mutualisation de cours ou de signets ont été le moteur d’une diffusion horizontale des idées et des contenus pédagogiques partagés par les enseignants. Aujourd’hui encore, elles sont la plateforme où se croisent les pratiques, où émergent les usages : d’un côté, elles font connaitre des pratiques isolées, de l’autre elles offrent des services Web 2.0 (blogs, Ning, Twitter, Facebook propres à telle ou telle association, etc.)
Les listes de discussion et les sites Internet permettaient déjà de s’informer et de se former, tant techniquement que sur le plan scientifique. Désormais, les lieux de veille sont à la fois nombreux, différents et interconnectés. Sur Diigo ou Delicious, le partage des signets se fait en réseau, dans des communautés d’intérêts auxquelles on s’inscrit. Les liens sont également diffusés sur les réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook, où ils sont commentés. L’agrégation de ces flux se fait via des portails Netvibes ou Symbaloo [[Pour exemple le portail de Lyne Fichet : www.symbaloo.com.]] que l’on mutualise. Sylvain Perot, webmestre d’un site académique, présente son portail Netvibes : « Il me fallait un outil simple qui me permette de rester en contact avec l’actualité pédagogique. J’ai donc créé plusieurs onglets correspondants à mes thématiques. Devenu la page d’accueil de mon navigateur, Netvibes me tient informé rapidement et me permet de relayer les infos sur le site académique. J’ai également rendu publique une partie de mon Netvibes pour les collègues que je forme. » [[Sylvain Perot, Humanidades ensino – História – Geografia : http://www.netvibes.com/sylvain_perot.]]
Les réseaux sociaux sont devenus de véritables sources de documentation, éléments nécessaires des veilles pédagogiques. Des organismes institutionnels académiques ou nationaux y sont d’ailleurs de plus en plus présents et y diffusent leurs informations.

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Échanger pour se former

Le Web 2.0 rend le travail et les échanges plus aisés, plus rapides, plus directs, mais il ne change pas la posture des utilisateurs. Les outils d’écriture partagée permettent de publier sans compétence technique particulière et d’intervenir sur les publications des autres. Les enseignants les utilisent donc pour échanger dans un réseau bien plus large qu’une salle de professeurs, avec des enseignants d’autres disciplines, dans d’autres contextes, mais aussi avec des professionnels d’autres horizons. Avec les réseaux sociaux, et notamment Twitter, on parle de « sérendipité » pour évoquer les heureux hasards, les rencontres qui nous font faire un pas de côté et nous donnent du recul pour envisager notre enseignement sous un angle inhabituel. Il est ainsi plus facile de confronter ses usages avec ceux des autres pour enrichir sa pratique professionnelle, trouver des idées pour varier la forme de son enseignement. « Dès ma préparation au concours, j’ai utilisé ces différents outils pour m’organiser et échanger avec d’autres étudiants et des collègues déjà en poste. Effectivement, cela abolit les frontières géographiques et hiérarchiques. Un avantage supplémentaire du Web 2.0, c’est peut-être de rester en situation d’apprentissage et de ce fait de rester plus proche des obstacles cognitifs rencontrés par les élèves. » (Armelle Mourtada [[@Aristide_12 sur Twitter.]], professeure documentaliste)
Les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter mêlent la publication d’informations d’ordre professionnel et privé. Dans ce contexte, la légitimité n’est plus garantie par l’autorité ou les diplômes, mais par les compétences des uns ou des autres telles qu’elles sont reconnues par leurs pairs, ce qui facilite la prise de contact avec des « spécialistes » pour demander une aide scientifique ou technique et assure ainsi un gain notable en terme de qualité de l’information. « Pour préparer le cours d’éducation civique sur les partis politiques en 3e, j’ai demandé de l’aide sur Twitter pour définir la droite et la gauche. Puis j’ai pu entrer en relation avec des hommes et femmes politiques pour trouver des programmes synthétiques de ces partis. » (Géraldine Duboz [5], enseignante d’histoire-géographie)
Si le Web 2.0 demande peu de formation technique, il impose un changement d’attitude. Des codes se construisent peu à peu, qui prennent leur importance lorsqu’on utilise ces outils pour travailler ensemble. Etherpad, par exemple, comme les wikis, autorise à modifier ou exploiter le travail de l’autre à condition de respecter certaines règles éthiques essentielles, non écrites, qui reposent sur le respect de l’autre. Il y a un apprentissage à faire. Ces outils permettent d’ailleurs d’obtenir des formations : « J’ai découvert Etherpad par Twitter et trouvé aussi des copains avec qui tester en quelques minutes ; on a réfléchi à ce qu’il était possible de faire avec. Idem pour Google Wave. J’ai ensuite à mon tour aidé des correspondants à utiliser ces outils. » (Géraldine Duboz) Expérimenter ensemble, pour à la fois apprendre à utiliser l’outil techniquement et concevoir des situations d’apprentissage adaptées.

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Construire ensemble

Parce qu’il facilite les échanges synchrones et asynchrones, le Web participatif est de plus en plus utilisé pour co-élaborer des ressources pédagogiques, voire même construire ensemble une façon d’enseigner : « Je voulais utiliser des cartes mentales comme support d’évaluation : on en a discuté d’abord sur Twitter, puis on a continué dans GoogleWave. J’ai proposé mes évaluations, on en a parlé, j’ai changé certaines choses puis mis des photos d’évaluation d’élèves pour montrer ce que cela a donné. Et on a aussi discuté de la correction. » (Géraldine Duboz) À l’ère du Web 2.0, l’enseignant passe insensiblement d’un mode de travail hiérarchique à un mode de travail réticulaire. La méthode perturbe assurément le système.
L’un des principaux apports du Web 2.0 est peut-être que les enseignants hésitent moins à publier un work in progress pour demander l’aide du réseau afin de le peaufiner, voire même de co-construire une séquence avec des élèves pour aboutir à des activités plus ouvertes qui s’enrichissent de leurs retours.
Certaines expériences de travail collaboratif sont plus structurées, notamment lorsqu’une association comme Sésamath en est à l’origine. Dans ce qui apparait comme l’une des productions les plus spectaculaires des enseignants, elle a réuni plusieurs dizaines, voire centaines de collègues autour d’un travail collaboratif sur la création de manuels de mathématiques en ligne et imprimés libres de droits (gratuitement accessibles en ligne avec leurs prolongements interactifs), ainsi que la mise au point de logiciels de mathématiques à exploiter en classe ou à la maison, toujours gratuits et libres de droits, dont les plus emblématiques sont Mathenpoche et Kidimath.

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Du plaisir de la mise en réseau

Que ce soit pour s’informer, échanger pour se former, construire ensemble, bien des enseignants ont su mesurer les possibilités de la mise en réseau. Ils utilisent des applications du Web2.0 pour s’enrichir des expériences de leurs pairs et pour promouvoir leurs propres initiatives. Les enjeux professionnels ne sont pas à négliger, et les questions de temps et de reconnaissance institutionnelle sont importantes. Mais pour les enseignants qui ont gouté à ces nouveaux outils, la plus-value est telle qu’ils ne se passent plus désormais du plaisir de travailler ensemble, de s’améliorer dans l’échange, de participer à la production de ressources de qualité.
S’il est vrai qu’ils s’enrichissent à titre personnel et professionnel, il est important de noter que l’usage du Web 2.0 modifie également leur démarche d’enseignant. Ces « profs 2.0 » acceptent de devenir à leur tour simples « passeurs » pour conduire leurs élèves vers un usage autonome du Web et un accès plus direct aux sources de connaissances. Et c’est bien là un des enjeux du numérique.

Cet article a été rédigé à plusieurs mains, grâce à des outils collaboratifs (Etherpad pour l’écrit et Skype pour l’oral) par des enseignants sollicités sur Twitter. Merci donc à Mario Asselin, David Cordina, Caroline d’Atabekian, Cyril Delabruyère, Claire Egalon, Géraldine Duboz, Emmanuel Gunther, François Jourde, Caroline Jouneau-Sion, David Landry, Marc Lohez, Ostiane Mathon, Emmanuel Maugard, Jean-Paul Moiraud, Armelle Mourtada, Pascal Nodenot, Virginie Paillas, Sylvain Perot, Jerôme Staub, Guillaume Touzé, Pierre Travers.

D’où parlez-vous ?

Cet article est un exemple de la puissance du Web 2.0 dans le domaine de l’éducation. Après un appel lancé sur Twitter pour écrire un article à plusieurs mains sur le thème « Le Web 2.0 et les profs », plus d’une quinzaine d’enseignants ont cliqué sur le lien Etherpad inclus dans le tweet. Ils ont proposé des idées, des formulations, des questions dans la page principale, tout en échangeant dans l’espace de clavardage sur la méthode à employer dans cette démarche nouvelle. Après avoir isolé les idées principales et ordonné le texte, nous nous sommes retrouvés à cinq sur Skype pour discuter du plan et rédiger les intertitres. Quelques relecteurs, prévenus via Twitter, sont venus relire cette première mouture. Dernière étape, les deux coordinatrices ont rédigé introduction et conclusion, et procédé à quelques retouches finales.

Cette démarche d’écriture est aussi le reflet d’une forme de concession que doit faire le « prof 2.0 ». Le Web 2.0 a comme effet de modifier la posture du professeur dans son enseignement : celui-ci n’a plus à vouloir faire passer par sa propre tête tous les savoirs devant être intégrés par ses élèves. Le passage du one-to-many à many-to-many commence quand le professeur laisse entrer des experts des domaines abordés en classe, qui peuvent s’adresser directement aux élèves par les dispositifs numériques. Ensuite, le professeur devient « passeur » de clés de lecture pour aider ses élèves à mieux décoder les flux de données qui circulent venant de sources multiples. Les professeurs demeurent d’importantes sources de connaissances avec le Web 2.0, mais apprennent à ne pas toujours être la source, comme dans ce texte que vous êtes en train de lire, où la perspective de chacun a été soupesée. En bons « passeurs », ils voient la « concession » comme une valeur ajoutée, avec le temps, à leur mission d’enseignants.
Cette expérience est l’un des usages les plus aboutis du Web 2.0, et a mis en évidence les difficultés du travail collaboratif à distance : prendre en compte la parole de l’autre, mais aussi l’amender, la compléter, la supprimer parfois ; trouver des espaces de discussion pour échanger autour des méthodes, des modifications à faire sans blesser personne ; trouver la place de chacun dans le collectif, et éviter l’appropriation par l’un du travail des autres.
Dix-sept auteurs ont voulu montrer ainsi ce que le Web 2.0 apportait à leur pratique professionnelle en dehors de la présence des élèves.

Des enjeux professionnels sensibles

La massification de la présence enseignante sur Internet pose quelques questions essentielles liées à notre identité professionnelle.

L’identité numérique des enseignants

L’identité numérique, c’est justement l’image qu’on donne à voir de soi sur Internet. De plus en plus d’enseignants, à l’image de ce qui se passe dans la société, se retrouvent sur Facebook, postent des commentaires sur des blogs ou s’inscrivent sur des forums. De cette manière, les enseignants se montrent sur Internet, s’y exposent parfois. Dans ces pratiques nouvelles pour la plupart d’entre eux, il est difficile de se positionner : les identités personnelles et professionnelles risquent à chaque instant de se mélanger, il faut surveiller ce que l’on publie, veiller à vider ses poubelles numériques. Quelques récentes affaires, en France ou ailleurs, nous le rappellent [[Tel ce professeur critiquant un joueur de foot décédé (www.lavoixdunord.fr, 28 janvier 2010), cet enseignant qui se montre fumant de la marijuana (matin.branchez-vous.com, 3 juin 2009) ou cette collègue qui, malade, écrit sur Facebook (www.20min.ch, 23 avril 2009)]]. Cependant, cette identité numérique est également un immense atout pour les enseignants souvent isolés dans leur classe. Fini le temps où l’inspection, tous les cinq ou six ans, était le seul moment où l’enseignant partageait son travail. Désormais les professeurs peuvent faire connaitre leur travail sur Internet, être reconnus pour leurs compétences, parfois invités à faire des formations, des conférences, à écrire des articles [[Dans ce numéro : Laurence Juin, David Cordina et quelques autres ont été repérés via Twitter.]] et en tout cas à donner une autre dimension à leur carrière.

La dérégulation du temps et de l’espace

Le constat est quasi unanime : le Web 2.0 est chronophage. Peut-être parce qu’il permet la constitution d’un 2e réseau professionnel en plus de la « vie réelle » et donc démultiplie les expérimentations et les envies d’essayer. Les flux d’information sont pléthoriques et le tri devient difficile, se fait parfois au détriment de la lecture des articles repérés, ou de la vérification des informations reçues. Il faut accepter de ne pouvoir tout suivre. C’est une nouvelle logique de veille qui est à construire.
Un autre bouleversement est à l’œuvre, car l’école n’est plus l’unique lieu d’apprentissage et l’emploi du temps est éclaté : « Testant actuellement un outil de travail collaboratif avec des élèves d’option Découverte professionnelle, je demande à mes élèves de se donner rendez-vous sur l’agenda partagé et de me communiquer leur lien Etherpad ou leur Google Doc. Ceci suppose de me rendre disponible et la gestion du temps est complexe. On ne peut plus tenir compte uniquement du temps passé devant élèves » (Emmanuel Maugard). L’école ne peut plus fermer les yeux sur cette évidence. Le World Wide Web s’est emparé de la question du temps et de l’espace si compliqué, voire impossible pour certains, à traiter dans le cadre de l’établissement traditionnel tel qu’il existe et tel qu’il a évolué depuis la promulgation de la loi Guizot en 1833. La « maison d’école obligatoire dans chaque village de France » n’est plus uniquement ce lieu incarné par une instance centrale suprême. Avec l’apparition d’Internet puis du Web 2.0, l’institution-école s’est élargie en une communauté de pratiques planétaire qui a fait éclater les murs de l’enceinte scolaire et les cadres traditionnels de l’instruction et de l’éducation. Les murs de la classe tombent, les parents s’insèrent dans la relation élève/enseignants, sans l’interface de l’école. Difficile de trouver là-dedans sa juste place d’enseignant, de professionnel… Mais n’est-ce pas également une chance ? Car finalement l’éducation est bien l’affaire de l’ensemble des membres de la société.
Nous sommes donc face à un paradoxe, entre une institution qui raisonne, à propos du travail des enseignants, en temps face aux élèves alors même que beaucoup se joue désormais hors de ce temps-là. Et ceci aura sans doute tendance à s’accentuer avec la généralisation des ENT. Temps de préparation, temps d’enseignement, temps de formation, ce temps passé sur le Web peut-il être intégré par l’institution dans notre mission ? L’Université ouvre la voie en intégrant officiellement le temps numérique dans des textes entrés en vigueur en juillet 2009 [[Décret n° 2009-460 du 23 avril 2009]]. Qui sait ? La généralisation des espaces numériques de travail, outil institutionnel qui banalisera le numérique chez les professeurs, pourrait entrainer de tels changements dans le primaire et le secondaire aussi ?